jeudi 7 mai 2015

Lettre ouverte aux "Cahiers du Cinéma"

Chers "Cahiers du Cinéma",

Je prends la plume pour réagir à votre numéro d’avril 2015 présentant votre « anti-manuel » qui dénonce les manuels de scénario existants.


Avec une telle couverture, je m’attendais à être en désaccord sur tout et ce ne fut pas le cas. La raison en est simple : j’ai beaucoup de mal à croire que vous les ayez lus. Si vous les aviez vraiment lus, vous auriez été très surpris de voir à quel point ils sont d’accord avec vous. Aussi, ce n’est pas tant le fond de l’article que je réprouve que le peu d’honnêteté intellectuelle avec laquelle il a été rédigé, ne serait-ce que dans le choix des sources utilisées. En effet, à de très rares exceptions, vous ne citez que le manuel de John Truby « L’anatomie du scénario » ; le dernier à la mode mais également le plus controversé et le moins représentatif de l’ensemble des manuels. Faire un tel article en ne citant pratiquement que le manuel de John Truby revient à écrire un papier sur les One Man Show en faisant des généralités sur Dieudonné. De même, pas une seule fois vous ne citez le manuel « Story » de Robert McKee qui est, pour le coup, le premier auquel l’on pense lorsqu’on parle de manuels de scénario et dont les qualités ont été éprouvées, et reconnues, avec les années.

Vous reprochez aux manuels de ne pas faire mention de notions qu’ils contiennent. Par exemple, lorsque vous préférez le terme de « problème » à celui de « conflit », vous jouez sur les mots. Il en est de même lorsque vous évoquez les passages de vitesses : il s’agit d’une métaphore utilisée dans beaucoup de manuels pour faire passer l’idée que l’histoire doit sans cesse se réinventer et aller de l’avant. Lorsque vous évoquez les changements de rythme nécessaires pour ne pas tomber dans l’ennui : McKee définit les notions d’allure, de rythme et de tempo dans son manuel. Il en est de même de ce que vous appelez « le saut dans l’autre monde », « un film cherche sa zone », « les grands basculements », « on peut trouver une métaphore dans chaque récit », « les personnages ne sont pas des types » etc. Ce serait trop long de vous renvoyer à chaque paragraphe de chaque manuel mais je vous assure que toutes ces notions y sont présentes. Elles le sont simplement à travers des terminologies qui divergent un peu mais lorsqu’un auteur parle « d’objectif » et un autre de « but », on comprend l’idée que le personnage doit être à la poursuite de quelque chose ou de quelqu’un. De ce point de vue, votre anti-manuel n’est rien d’autre qu’un manuel de plus qui trouvera parfaitement sa place aux côtés de ceux que vous fustigez.

De la même façon, vous reprochez aux manuels de dire des choses qu’ils ne disent pas, ou d’une manière trop isolée pour pouvoir en tirer des généralités. C’est le cas de l’idée selon laquelle le scénario est une communication : il n’y a que John Truby qui expose cette idée et, encore une fois, il s’agit de l’auteur de manuel le plus isolé, le plus controversé, ne serait-ce que par sa remise en cause de la structure ternaire. Il en est de même de ce que vous appelez « le scénario libéral », « l’ordre moral », « le tag est un piège » etc. Pour avoir lu des dizaines de manuels, jamais je n’ai croisé de telles notions sauf dans des cas extrêmement isolés.

Ne pas avoir lu l’ensemble des manuels de scénario est d’autant plus préjudiciable que, s’agissant d’un art encore jeune, dont la théorisation n’est pas encore très avancée (comme cela est par exemple le cas pour la musique), les manuels ne sont bons qu’ensemble et pas pris isolément. Ils se complètent. J’aime croire que le cinéma n’occupe la 7e position en tant qu’Art que par ordre d’arrivée et que nous parviendrons, un jour, à un degré de sophistication, de précision, de raffinement dans sa compréhension comparable à celui de la musique. C’est par ce biais que le cinéma progressera et découvrira de nouveaux chemins à emprunter. Vous écrivez qu’il faut se méfier de l’anglicisation du vocabulaire mais c’est précisément parce que la majorité des théoriciens sont américains que l’on constate cela. Ne pas laisser une chance aux européens de développer leurs modèles théoriques est le plus sûr moyen d’augmenter d’une manière exponentielle le nombre d’anglicismes. Il est navrant de voir que « La Dramaturgie » d’Yves Lavandier, l’une des rares références françaises que nous ayons, ne soit pas cité une seule fois.

Vous commencez solennellement votre article par : « il n’y a pas de règles. Ecrire un scénario, ce n’est pas appliquer une formule magique ». Mais tous les manuels précisent cela. A vous lire, on a le sentiment que les manuels de scénario sont à l’écriture ce que les défilés militaires sont à la danse. Il ne vous aurait même pas fallu tout lire, juste les six premières pages du manuel de Robert McKee : « Story présente des principes et non des règles. Une règle consiste à dire : c’est comme cela qu’il faut faire, alors qu’un principe suggère que cela fonctionne et a toujours fonctionné ainsi depuis le début des temps. La différence est cruciale. Il n’est pas nécessaire de reproduire le schéma de la pièce bien faite, cependant votre texte doit être bien fait d’après les principes qui forgent notre art. Les scénaristes angoissés et inexpérimentés obéissent aux règles. Les scénaristes rebelles et ignorants brisent les règles. Les artistes, eux, maîtrisent la forme ». Prenez Alexander Mackendrick, qui commence son manuel « la fabrique du cinéma » par ces mots : « Si un film fonctionne, ce n’est jamais simplement parce qu’il a suivi les règles ». Evidemment, les règles ça n’existe pas. Tous les auteurs de manuels dignes de ce nom consacrent un chapitre entier au début de leurs ouvrages à cette précaution d’usage. Visiblement, vous aimez les citations, ça tombe bien moi aussi, et il y en a une qui me tient particulièrement à cœur, de Franck Capra : «  il n’y a pas de règles en matière de création cinématographique, mais seulement des péchés. Le péché capital, c’est l’ennui ! ». Au fond, tous ces manuels combattent un ennemi commun : l’ennui du public. Parfois, quand je vous lis, je me dis : à quand un film sur un homme-statue qui prend sa pause ?!

L’un des points importants de désaccord que j’ai avec vous concerne la place du scénariste dans le processus de création. Vous dites que le scénario doit être la pensée abstraite du film. Je pense que le scénario doit être bien plus que cela. Je pense qu’être scénariste est un métier, que l’écriture est un art qui relève de l’artisanat et qui repose sur une technique exigeante, et que c’est pour cette raison que le cinéma est un Art majeur. Henri Bergson emploie des mots particulièrement éloquents dans « L’évolution créatrice » pour exprimer cela : « Bien avant d’être artiste, nous sommes artisans. Et toute fabrication, si rudimentaire soit-elle, vit sur des similitudes et des répétitions, comme la géométrie naturelle qui lui sert d’appui ». Dans « Notes sur le cinématographe », Bresson dit magnifiquement : « Ton film, qu’on y sente l’âme et le cœur, mais qu’il soit fait comme un travail des mains ». On sent cet aspect artisanal du cinéma : c’est un art de bricoleur, empreint d’un savoir-faire qui se transmet et d’une technique qui s’apprend. C’est pour cette raison que vous avez le sentiment que tous les manuels répètent la même chose : il existe un socle commun qui est à l’écriture ce que le solfège est à la musique. Lorsque vous postulez que « le scénario n’est pas réductible au récit, à son ordre, ses techniques narratives et ses outils », je ne suis pas certain que vous preniez la mesure de ce que vous avancez car maîtriser, ne serait-ce que le récit, peut vous occupez tous les jours, d’une vie entière, sans en voir le bout et sans pour autant s’y perdre.

L’autre point de désaccord majeur que j’ai avec vous concerne votre paragraphe intitulé « l’exploration d’une idée ». Vous affirmez « qu’un scénario ne sert pas qu’à raconter des histoires mais à créer une pensée ». Cette phrase est hallucinante. Par de tels propos, les intellectuels diront que vous êtes dans le discours et non dans la poétique. Je vais d’abord me pencher sur la première partie de la phrase qui porte sur l’idée selon laquelle un scénario ne sert pas qu’à raconter des histoires. Je pense qu’à un moment donné, il va vraiment falloir vous demander, avec une très grande honnêteté, si ce que vous voulez faire (ou défendre), ce sont des films ou des objets à analyser. Si vous ne voulez pas raconter d’histoires, cela signifie qu’au mieux, vous voulez juste vous exprimez, comme un enfant qui se met à pleurer pour attirer l’attention de son entourage. Quand on croit viscéralement que le cinéma est la plus belle forme qui existe pour raconter des histoires ... Pourquoi, depuis la nuit des temps, avons-nous tant besoin qu’on nous raconte des histoires ? C’est parce que cela nous est indispensable pour comprendre les schémas structurels de la vie. Jean Anouilh écrivait : « la fiction donne sa forme à la vie ». D’une certaine manière, nous avons besoin du faux pour comprendre le vrai. Maintenant, consacrons notre attention à la seconde partie de la phrase qui exprime l’idée selon laquelle le scénario doit « créer une pensée ». Là encore, une fois n’est pas coutume, vous n’avez pas lu les manuels. C’est précisément ce que Robert McKee nomme « l’idée directrice », ce que Dara Marks appelle « l’objectif thématique », ce que John Truby appelle, d’une manière plus contestable, « le débat moral ». Un scénario prouve une pensée à travers l’histoire qu’il raconte. Christopher Vogler postule clairement qu’une histoire « est une machine à penser, qui nous permet de tester nos idées et nos sentiments et d’essayer d’en apprendre plus ». Si on prend l’exemple du film « Un Prophète » de Jacques Audiard, le scénario nous prouve, par l’histoire qui nous est racontée, que la prison ne calme pas un homme, bien au contraire. Le personnage principal y entre en petit délinquant et en sort en parrain de la mafia. Je vais reprendre une métaphore de Francis Veber que je trouve particulièrement éloquente : dans les pommades, il y a toujours un excipient qui est simplement ce qui permet de faire pénétrer la pommade dans la peau. L’histoire c’est pareil, c’est l’excipient qui permet de faire passer votre pensée au spectateur. Sans histoire, ne vous étonnez pas que les salles soient vides.

Au passage, il y a une citation de Stanley Kubrick que vous détournez de façon  prodigieuse (plus c’est gros, plus ça passe) : « pour moi, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de trouver une histoire. C’est beaucoup plus dur que de rassembler l’argent, écrire le scénario, tourner le film, le monter etc. (…) C’est comme de chercher quelqu’un pour devenir amoureux. Il n’y a pas grand chose à faire, sinon de garder les yeux biens ouverts » (propos recueillis par Michel Ciment, retranscris dans son ouvrage Stanley Kubrick). Et vous écrivez « Kubrick disait qu’il lui fallait du temps pour trouver une histoire, mais c’était le temps d’éprouver l’idée et de comprendre qu’il n’avait pas affaire à un pitch ». Je m’excuse mais pour moi, ce n’est pas du tout ce qu’affirme Kubrick. Il dit simplement que pour la recherche d’un bon sujet, il faut s’en remettre à la chance, au hasard, que c’est comparable à l’incertitude qui plane sur la naissance du sentiment amoureux. D’ailleurs, d’autres grands réalisateurs ont dit des choses très similaires comme Luc Besson ou David Lean qui disait : « l’important, c’est de trouver une histoire dont on puisse tomber amoureux ». Vous détournez complètement cette citation pour illustrer votre haine des pitchs qui entre par ailleurs en contradiction directe avec la défense que vous prenez des High-concept dans la suite de l’article, notamment à travers l’exemple du film « Deux en un » des Farrelly.

Il y a d’autres points de discorde dans votre paragraphe « Passer des vitesses ».  D’abord, lorsque vous postulez l’idée suivante : « le début est un début, pourquoi le qualifier autrement, au risque de réduire ses possibles ? ». Là encore, ça ne vous aurait pas fait de mal de jeter un œil aux manuels, juste par curiosité. Vous auriez vu que précisément, le terme « exposition » a été préféré au mot « début » car il permet beaucoup plus de possibilités ! Le mot « exposition » est beaucoup plus large que le mot « début ». Une exposition peut être un début mais peut tout aussi bien ne pas en être un. Et la technique par laquelle il est judicieux, dans une exposition, de « prendre le train en marche » (in medias res), permet de dissimuler l’exposition pour l’alléger, faciliter l’entrée du spectateur dans l’histoire et surtout éviter les dialogues informationnels que vous dénoncez plus tard dans votre article. L’autre point de ce paragraphe que je trouve pour le moins léger concerne la critique que vous faites de la structure en trois actes. Vous écrivez : « La théorie des 3 actes, on en sort pas. Le paradigme de Field,  d’après Syd Field, cité dans tous les manuels, affirme que tout film est découpable en trois actes ». Là encore, c’est entièrement faux. D’abord, contrairement à ce que vous écrivez, les auteurs qui s’attachent à la structure en trois actes ne sont pas légions : Robert McKee n’en parle pas, Dara Marks n’en parle pas, Alexander Mackendrick n’en parle pas, John Truby la conteste … Et c’est normal. La structure ternaire n’est pas un dogme ; c’est un choix qui véhicule une vision philosophique de la vie, qui est déjà présent dans « La poétique » d’Aristote. Raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin, c’est concevoir l’idée que la vie a un sens. C’est l’idée que ce qui a un début a une fin, qu’il y a quelque chose après, qu’il y a de l’espoir. Cela ne relève pas, comme vous semblez le penser, d’une vision anglo-saxonne de l’écriture, mais d’une vision judéo-chrétienne (le chiffre trois renvoie à la sainte trinité, il y a le parcours du héros, l’expérience de la mort puis la résurrection etc.). Il n’y a donc rien d’anormal à ce qu’elle soit très utilisée dans cette partie du monde. Avouez que c’est autrement plus important et profond que votre analyse : « La théorie des trois actes, on en sort pas ! ».

Au milieu de tous ces désaccords profonds, il y a tout de même un avis que je partage, mais avec certaines nuances, exprimé dans le paragraphe « le scénario sert à faire naître les images. C’est le lieu de l’imagination ». Vous y rappelez la scène d’ouverture du film « Le journal d’une femme de chambre » de Buñuel montrant une petite fille assassinée dans les bois dont on découvre le cadavre par des escargots sur ses jambes nues. Il est vrai que l’image est saisissante. Vous écrivez avec justesse : « ces images sont nées de cette puissance d’imagination, ce tourbillon, cette précipitation ». Je crois qu’on touche là à quelque chose d’absolument essentiel : l’endroit précis où le génie du scénariste s’exprime. On dit souvent que, dans les métiers artistiques, il y a une chose qui s’apprend et une chose qui ne s’apprend pas. Le travail de structure est fondamental mais il s’apprend et n’importe quel scénariste qui a étudié, lu, travaillé, pourra à terme écrire un scénario qui ne sera pas nécessairement génial mais, au moins, qui fonctionnera. Mais pour écrire un grand film, il faut un supplément d’âme, de l’inspiration, de l’imagination. Je vous rejoins lorsque vous dites que les manuels de scénario n’en parlent pas clairement. En revanche, contrairement à ce que vous affirmez, je ne pense pas que ce soit complètement absent. Je crois simplement qu’il s’agit d’une notion qui n’est pas encore bien établie mais qui mériterait qu’on s’y attarde davantage. Les auteurs de manuels ont, peut être, encore du mal formaliser ce dont il s’agit exactement. Lorsqu’ils se posent la question de savoir si le scénario est assez visuel, s’il y a des images thématiques, des touches visuelles, je pense qu’ils touchent du doigt cette notion mystérieuse mais qu’ils ne vont pas au bout de leur idée.

Pour ma part, j’appelle cela des « anecdotes » mais pas au sens « anecdotique ». L’idée, c’est de faire vivre au public l’expérience de ce moment dans toute sa singularité, par des trouvailles si étonnantes que le spectateur est obligé de se dire : « ça ne peut qu’être vrai car ça ne peut pas s’inventer ! ». Je crois que ça se rapproche de ce que vous avez appelé le « réalisme halluciné » dans un précédent numéro des Cahiers. Il s’agit de construire un beau mensonge. Dans la nouvelle « Le Colonel Chabert », de Balzac, celui qui se prétend être le défunt Colonel, pour retrouver son nom et son rang, raconte la bataille d’Eylau avec tant de détails que Maître Derville ne peut qu’être convaincu qu’il a bien devant lui le véritable Colonel Chabert. Au cinéma, c’est le vol des hélicoptères sur « La Marche des Walkyries » dans « Apocalypse Now », la danse des petits pains dans « La ruée vers l’or », le duel de la guitare et du banjo dans « Délivrance », le jeu de la roulette russe dans « Voyage au bout de l’enfer », les cure-dents qui tombent par terre dans « Rain Man » etc. Ce sont des moments indicibles, suspendus, des parfums de vie ; et pourtant ils ne sont pas complètement dénués de tout lien avec la narration et je crois que c’est à cet endroit précis que le génie des auteurs s’exprime. Faute de mieux, la plupart de gens appellent ces scènes : des « moments de cinéma » ! Là où nous nous perdons à nouveau, c’est que je ne pense pas qu’il faille opposer cette capacité qu’ont les grands scénaristes à saisir des moments, à créer de telles anecdotes, au travail de structure. Je crois que comprendre la manière dont les anecdotes peuvent s’inscrire dans la structure dramatique mettra à jour des marges de progression colossales dans l’écriture des scénarios.

Ce que je crains, avec de tels articles, c’est que les Cahiers du Cinéma réitèrent les erreurs du passé et mettent au placard d’immenses artistes en prétextant qu’ils sont « académiques » comme ce fut le cas d’Autant-Lara, de Grémillon (à qui vous avez consacré un article de réhabilitation des années plus tard, mais le mal était fait), de René Clément, de Marcel Carné, de Julien Duvivier et bien d’autres. Cela a eu également pour conséquences d’entrainer la perte d’un savoir-faire (dans la création des décors, des costumes etc.) et l’abandon de certains genres cinématographiques sur lesquels nous excellions (la science-fiction, le thriller, les films de cape et d’épée etc.). Quel gâchis !

Finalement, ce qui ressort de tout cela, c’est qu’une réflexion collective sur ces notions, avec les auteurs de manuel, les critiques de cinéma et les professionnels serait extrêmement salutaire et pourrait nous donner l’occasion de réinventer le cinéma en gardant toujours à l’esprit que l’important, ce n’est pas de faire du cinéma, mais son cinéma, et ce, quelle qu’en soit la méthode …

Je ne vous cache pas que je serais assez surpris que vous ayez pris le temps de me lire jusqu’au bout mais, si tel le cas, je vous en remercie sincèrement. Je pense que les reproches que je vous adresse ne sont, ni plus ni moins, qu’à la hauteur de vos provocations et j’espère que vous ne les prendrez pas personnellement. J’ai écrit cette lettre tout au plus comme une réponse rigoureuse à ce débat que vous avez provoqué. Si jamais l’envie vous prenait de le poursuivre, prenons un café !

Je vous prie d’agréer, chers Cahiers, l’expression de mes sentiments les meilleurs.


Damien BONNEL

mercredi 21 janvier 2015

TITANIC / James CAMERON / Séquence de départ du Titanic depuis Southampton



La séquence que j’aimerais analyser ici nous fait vivre le départ du Titanic depuis Southampton, petite ville portuaire de la côte sud de l’Angleterre. Elle nous le montre d’abord du point de vue de la jeune aristocrate Rose De Witt Bukater ; puis de celui du jeune artiste précaire Jack Dawson.

Cette séquence me semble particulièrement propice à exposer, à gros traits, ce que je crois être le processus global d’élaboration artistique d’un film. J’espère démontrer que la conception de Titanic répond à une logique d’ensemble d’une cohérence aussi spectaculaire que l’est le film lui-même. Par cet article, je vais me risquer à vous présenter les grandes lignes des principes d’une réalisation méthodique du cinéma que je m’efforce d’élaborer. Bien que je sois convaincu que tous les modèles sont faux, certains peuvent être utiles. Aussi, ce texte ne vise pas à résoudre, tout d’un coup, tous les problèmes ; il a simplement pour objectif de brosser à grands traits une méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer. Elle tient en trois questions présentées en cascade. La réponse à la première doit tenir en un mot, la réponse à la deuxième en une phrase et la réponse à la troisième n’a pas vocation à être limitée.

LE THEME : De quoi je parle ? La famille, la vie, la mort, la chance, l’amour etc.

LE POINT DE VUE SUR LE THEME : Qu’est-ce que j’ai à en dire ou à en montrer ? Quel est mon point de vue, mon regard sur le thème ? Oliver Stone a dit une fois : « Un film, c’est un point de vue. Le reste n’est que du décor ! »[1]. La réponse doit tenir en une phrase. Le film Un Prophète[2] porte sur « l’incarcération » et l’idée qui y est prouvée est la suivante : « les détenus sortent de prison plus dangereux qu’ils n’y sont entrés ». Si le thème est « la famille », le point de vue peut être : « La famille est plus importante que tout. », comme c’est le cas dans Interstellar[3] ; ou au contraire : « Il faut s’émanciper de sa famille. », par exemple dans Fighter[4]. Autre exemple, en 2009, j’ai réalisé le court-métrage Les Dégourdis dont le thème était « Les études » et mon point de vue : « Aujourd’hui, le courage, ce n’est plus de faire des études, mais d’en sortir ». Pour parvenir à identifier ce point de vue, il faut exercer son jugement, apprendre à se connaître, passer du temps avec soi en acceptant de s’ennuyer un peu au début et observer le monde qui nous entoure. On s’aperçoit alors que, plus on creuse au fond de soi, plus le propos devient singulier et personnel et, paradoxalement, plus il y a de chances qu’il parle au plus grand nombre. Le but est d’offrir au spectateur la sensation que le film s’adresse à lui, personnellement. Un film doit être une vision du monde « clef en main ».

LA FORME POUR EXPRIMER LE POINT DE VUE SUR LE THEME : Comment je le dis ou le montre ? Il s’agit ici de développer la forme que je vais mettre en place pour exprimer mon point de vue sur le thème. Cette étape est capitale car la forme emporte le fond. Cette phase ne sera achevée qu’une fois le film terminé. Elle contient l’élaboration du scénario ainsi que l’ensemble des décisions de mise en scène et de réalisation. A mon sens, il est préférable de la penser en amont de la réalisation matérielle de l’œuvre, dans un souci de cohérence, mais la plupart du temps elle s’élabore au fur et à mesure de la création. Elle a pour unique but de retranscrire, le plus fidèlement possible, le point de vue de l’auteur sur le thème qu’il a choisi de traiter. Pour y arriver, la maîtrise des aspects techniques du cinéma est indispensable. Comme le dit si bien le Professeur Johnston dans Le dernier Empereur[5] : « Si vous ne savez pas comment dire ce que vous pensez, vous ne pourrez jamais penser ce que vous dites … ». On a besoin du faux pour comprendre le vrai. Aussi, il n’est pas question ici de représenter le monde mais plutôt de l’interroger, en cherchant les angles de vue révélateurs et significatifs de ce que l’on souhaite dire ou montrer. C’est en quelque sorte une activité de transformation du visible.

Dans les développements qui vont suivre, je vais reprendre une par une ces étapes en les appliquant à Titanic et en particulier à la séquence du départ du navire. Je m’efforcerai de mettre en évidence, des grands élans à la petite cuisine, les impacts du choix du thème et du point de vue de l’auteur sur quelques choix formels évocateurs opérés à l’échelle de cette séquence.


 I)              LE THEME DE TITANIC ET LE POINT DE VUE DU REALISATEUR SUR CELUI-CI

J’avoue avoir été longtemps convaincu que le thème du film était : « la lutte des classes ». Au-delà de l’histoire du Titanic, ce n’était pas tant le naufrage du navire, que Cameron mettait en scène, que la fin d’une société ; la fin d’un monde où les distinctions entre classes sociales sont omniprésentes. Ce que Cameron mettait en scène, au sens propre comme au figuré, c’était un monde qui prend l’eau. Charles Péguy avait fait remarquer lors d’une conférence au Collège de France que les siècles n’avaient pas toujours cent ans, que le XIXe était interminable, qu’il s’étendait de 1789 à 1914. En sombrant le 14 avril 1912, c’est tout le XIXe que le Titanic engloutissait avec lui. Je trouvais que lorsqu’on avait cette idée en tête, on ne regardait plus le film de la même manière. Pour moi, c’est là que résidait l’intérêt profond de l’oeuvre. C’est pour cette raison que Titanic méritait d’exister, quand beaucoup de films n’étaient ni faits ni à faire.

J’irai même plus loin ; Christophe Gans avait dit une fois : « James Cameron a réalisé Titanic qui était le testament du cinéma classique. C’était le dernier grand film à la David Lean, à la Griffith. Un film qui représente ce que le cinéma a toujours été depuis les origines, c’est à dire un art aux confluents de l’art pictural et de la littérature, avec un immense sentiment romanesque. Titanic refermait cela, en forme de testament du XXe siècle (…). »[6]. C’est beau, l’idée que Titanic refermait, comme une boîte à musique dont l’air nous était devenu familier, tout un pan d’une certaine idée du cinéma. Ainsi, à mon sens, ce film extraordinaire tournait la page de ce qu’avait été le cinéma du XXe siècle tout en nous racontant comment nous y étions entrés.
 

Ce n’est qu’après réflexion que j’ai réalisé à quel point l’essentiel m’avait complètement échappé. Le véritable thème du film, évidemment, c’est l’Amour ! Faut-il être aveugle … Le film en est pratiquement devenu le symbole. Je me souviens d’une anecdote de Billy Wilder qui relate l’histoire d’un auteur qui, en rêvant, pense avoir trouvé la plus belle histoire qui ait jamais été contée. Il se réveille au petit matin, se rue sur son bureau, prend une feuille, un stylo, et il écrit les mots suivants : « un homme rencontre une femme »[7].

Finalement, je crois que la lutte des classes n’est qu’un obstacle parmi d’autres à un amour naissant entre deux âmes qui ne sont pas du même monde. Ce que Cameron a voulu nous montrer, c’est un amour de jeunesse comme nous en avons tous vécu, idéal, parfait, qui a pris naissance au mépris des règles sociales en vigueur, qui a été enfoui, perdu et que nous recherchons tous obstinément. Dans le film, cet amour de jeunesse est magnifiquement symbolisé par le bijou derrière lequel tout le monde court : le Cœur de l’Océan. Tout le film s’articule autour de cette énigme. Ce qui est particulièrement malin, c’est d’avoir donné à cette quête d’un amour perdu la forme d’une chasse au trésor. Non seulement la métaphore est parfaite, mais en plus cela dynamise le récit. A la fin de l’histoire, on voit Rose jeter ce bijou dans l’océan, là où elle et Jack se sont séparés. On comprend alors qu’à l’instar de sa fabuleuse histoire d’amour avec lui, ce souvenir ne l’a jamais quittée. En le jetant à cet endroit, elle le remet là où il était, là où il devait être. Voilà la véritable fin de l’histoire qui cristallise le point de vue du réalisateur. Je suis convaincu que le film a su trouver un écho sur toute la planète grâce à ce propos si singulier et universel à la fois. Pour ma part, je ne parviens à dénombrer que trois évènements ayant cette particularité d’être à la fois totalement banals et totalement uniques : la naissance, la mort et l’amour.

Je suis persuadé que James Cameron a gardé précieusement cette idée dans un coin de sa tête tout au long de l’élaboration du scénario, de la mise en scène et de la réalisation de son film. Toutes les décisions ont concouru à un même but : servir sa vision, son regard, ce propos et ce, par des choix formels pertinents.


    II)            LES CHOIX FORMELS AU SERVICE DE LA VISION DE JAMES CAMERON

Ces choix formels s’opèrent à trois étapes successives ; à l’élaboration du scénario, au stade de la mise en scène, puis dans les décisions propres à la réalisation. Ces trois phases concourent à un seul et unique but : mettre en valeur le point de vue de l’auteur sur le thème qu’il a choisi. Il y a tant de choses à dire sur cette séquence que je ne relèverai que les trouvailles qui me paraissent les plus judicieuses.

A)   Au stade du Scénario

>  Le choix du naufrage du Titanic comme sujet de film

James Cameron a choisi d’ancrer l’histoire d’amour qu’il veut raconter dans celle du naufrage du Titanic ; la petite histoire dans la grande, comme on dit. En imposant une époque, un lieu, une durée, ce choix de sujet offre pour le scénario des perspectives de conflit extrêmement puissantes. Pour autant, ne soyons pas naïfs, sur le plan de la méthode, l’idée de faire un film sur le Titanic a largement précédé celle de l’histoire d’amour entre Rose et Jack.

A mon sens,  il  est  primordial  de  savoir  évaluer le  potentiel  cinématographique d’un sujet et, sur ce point, on peut avoir des convictions mais pas de certitude. C’est certainement ce qui explique que les filmographies de grands réalisateurs comme David Lean, Sergio Leone ou Stanley Kubrick soient à ce point aérées, que les films soient si espacés entre eux. Ils étaient sans cesse en quête de sujets porteurs, propices à un bon film. Dans beaucoup d’œuvres, les scénarios sont parfaitement développés, portés aussi haut qu’il soit possible d’aller, mais se confrontent aux limites de leur sujet. Si le sujet n’est pas suffisamment fort, quels que soient les développements du scénario, ce dernier pourra éventuellement faire un bon film, mais jamais un chef d’œuvre. « Le premier pas est celui qui coûte le plus ! », disait le scénariste et réalisateur italien Dino Risi. Le choix du sujet fait partie des erreurs fatales : on ne s’en remet pas.

Pour opérer la transition avec mon précédent article portant sur la mécanique du suspense à travers la scène d’ouverture d’Inglorious Basterds, je dirais que lors de la sortie en salles de Titanic, une réflexion a priori pleine de bon sens consistait à se demander pourquoi il fallait aller voir un film dont on connaissait la fin. En vérité, il s’agissait là très certainement du meilleur argument que l’on pouvait trouver pour aller voir le film. Le fait de savoir, avant que le film ne commence, que le Titanic va sombrer, est un élément miraculeux sur le plan dramaturgique. Le spectateur dispose alors d’une avance sur les personnages, offrant une couleur tout à fait singulière aux événements qui vont se dérouler avant cette tragique échéance. Le scénario tout entier repose sur cette ironie dramatique redoutable, inscrivant le film dans une logique de suspense. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, connaître la fin ne détruit pas le suspense mais le génère et favorise un intérêt  durable et croissant pour le film. La question n’est plus de savoir ce qui va arriver, mais comment cela va arriver[8]. Stanley Kubrick a eu recours à ce procédé dans Barry Lyndon, en annonçant très en amont le caractère tragique de la vie de Barry[9]. Le drame est plus efficace lorsqu’il est annoncé, il apparait plus inéluctable encore. Il ne fait aucun doute que James Cameron avait conscience de l’importance de cette donnée, inhérente au sujet qu’est le naufrage du Titanic, pour décider d’en faire un film. Pour autant, lorsque J. Cameron réalise son film, d’autres en ont déjà fait sur ce sujet sans rencontrer un succès comparable. La réussite d’un film ne réside donc évidemment pas uniquement dans ce choix.

>  La technique scénaristique au service du propos

Pour nous raconter cet amour impossible entre Jack et Rose, le réalisateur doit d’abord mettre en valeur le caractère inconciliable des milieux dans lesquels ses personnages évoluent. C’est précisément l’objet de cette séquence. L’embarquement à bord du navire est un moment particulièrement judicieux pour dépeindre à gros traits les différentes classes sociales de l’époque. Le cinéma est l’art des contraires et pour appuyer cette incompatibilité des classes sociales en présence, le réalisateur introduit au sein de son scénario un dispositif basé sur la comparaison et plus précisément, sur l’opposition. En effet, le scénario nous fait basculer du point de vue de Rose à celui de Jack et ainsi, nous permet de comparer et de comprendre le fossé existant entre leurs deux univers. Le spectateur doit sentir que l’histoire d’amour entre les deux personnages est loin d’être évidente et, même, que tout est fait pour qu’elle ne se produise pas.

Ce qu’il y a de merveilleux dans cette séquence, c’est que tout passe par l’image. Même lorsque l’on croit qu’une information nous parvient par le son, ce dernier n’arrive qu’en contrepoint des images pour nous en offrir une nouvelle lecture. L’histoire est racontée à travers une voix-off, celle de Rose, de nombreuses années après le naufrage. Rose n’ayant rien à perdre ni à gagner au moment où elle raconte, on peut admettre que ce qu’elle dit est la vérité ; ou du moins la sienne. Rose dit à travers la voix-off : « Ce bateau me ramenait enchaînée en Amérique. A l’extérieur, j’étais tout ce que devait être une femme du monde. Mais au fond de moi, je hurlais ! ». Cette voix intérieure arrive en contrepoint des images sur lesquelles Rose se montre on ne peut plus paisible. C’est une utilisation très intéressante de la voix-off, car elle ne répète pas les informations déjà données par les images. Le réalisateur évite ainsi toute redondance. On comprend que Rose est en représentation permanente et on réalise à quel point cette situation lui est insupportable. Il lui est interdit d’exprimer ses émotions publiquement.

James Cameron utilise également cette voix-off dans le cadre du dispositif d’opposition susmentionné, entre le cadre de vie de Rose et celui de Jack. En effet, à l’exact opposé de Rose, lorsque Jack gagne son billet au poker, on le voit courir avec son ami vers le navire en hurlant de joie. Jack, lui, a cette chance de pouvoir extérioriser ses émotions et contrairement à Rose, il voit ce départ comme une nouvelle opportunité qu’il faut absolument saisir. On sent que Jack a une capacité d’émerveillement phénoménale, sa joie paraît invincible. C’est un créateur d’enthousiasme. Pour lui, il n’y a pas de moment banal. Ces personnages amplifient, émerveillent, irriguent le réel, se tiennent au vif des choses et des gens, ré-enchantent le monde. A contrario, Rose ne se montre absolument pas impressionnée par le bateau. Son fiancé lui fait même remarquer : « Vous pouvez être blasée par beaucoup de choses Rose, mais pas par le Titanic ! », avant d’ajouter à sa mère : « Votre fille est beaucoup trop difficile à impressionner ! ». Rose est une fille blasée, probablement trop gâtée. Elle ne parvient pas ou plus à savourer ce qui lui arrive.

J’aimerais m’arrêter un instant sur un élément particulièrement intéressant de la scène où Jack et son ami gagnent les places au poker. Aussitôt, le barman leur apprend que le Titanic part dans cinq minutes. Il s’agit d’un outil très couramment utilisé par les scénaristes pour provoquer un climat de tension : le compte à rebours.


La seule difficulté, à ne pas négliger, c’est de bien le régler. Il doit être assez long pour qu’il soit possible d’y arriver et suffisamment court pour susciter le doute dans l’esprit du spectateur. Yves Lavandier dirait qu’il faut être tiraillé entre l’espoir et la crainte[10] ; ce qui est une règle générale pour rendre efficace tout obstacle placé sur la route du protagoniste. C’est de l’horlogerie. L’Histoire du cinéma regorge de scènes construites sur un compte à rebours. La plus mémorable est probablement celle d’ouverture du film La soif du mal[11] : un homme enclenche une bombe sous une voiture et une musique démarre en même temps, ce qui suggère que la bombe explosera au moment où la musique s’arrêtera : un grand moment de cinéma. Par le biais de ce compte à rebours, James Cameron accentue le sentiment d’urgence et d’instabilité de la vie de Jack et de son ami.

Toujours au cœur du scénario, les circonstances dans lesquelles les personnages embarquent sur le Titanic sont révélatrices de leurs personnalités et de leurs milieux. Rose s’y retrouve contre son gré. Pour autant, son installation à bord est parfaitement organisée, sans obstacle extérieur, alors que les classes populaires doivent subir un contrôle sanitaire humiliant.


A l’opposé, cinq minutes avant qu’il n’y monte, Jack ne sait pas qu’il se retrouvera sur le Titanic. Surtout, il gagne ses places au poker. C’est une fabuleuse métaphore : c’est un homme qui joue sa vie aux cartes, qui s’en remet à la chance, au hasard. Il a mis l’imprévu aux commandes de sa vie. C’est le genre d’homme à dire : « un jour je suis né et depuis j’improvise ». La métaphore est subtile car le poker est un mélange de chance et de technique. Il faut un certain talent et une grande habileté pour bien jouer au poker. Ce personnage nous est immédiatement sympathique car il vit en se laissant porter par ce qui lui arrive sans jamais s’inquiéter pour son avenir. C’est un optimiste. Il rappelle que la vie n’est qu’une succession de chemins de traverses. D’ailleurs, il dit une phrase qui résume parfaitement sa philosophie de vie : « when you have nothing, you have nothing to lose ! ». Sur la place laissée à la chance, il est intéressant de noter qu’à la fin du film, alors que le fiancé de Rose prend avec lui autant d’argent que possible pour s’assurer une place sur un canot, il dit à son garde du corps : « je crée ma propre chance », ce à quoi le majordome répond, en montrant son revolver : « moi aussi ». On sent qu’il y a, entre l’univers de Rose et celui de Jack, une profonde opposition qui touche aux valeurs.

Il est assez remarquable que la première préoccupation de Jack, une fois sur le bateau, soit de monter sur le pont pour vivre le départ du Titanic et dire au revoir à la foule. Là, à cet instant précis, James Cameron a une idée réellement merveilleuse. Fabrizio, l’ami de Jack, lui demande s’il connaît quelqu’un dans cette foule à qui il dit au revoir ; Jack lui répond que non, mais que cela n’a pas d’importance. Lui, n’a pas besoin de connaître les gens pour leur dire au revoir. Par ailleurs, à mon sens, dire au revoir n’a rien de triste. Dire au revoir, c’est la sanction de s’être vus. Il n’y a que ceux qui ne se sont pas rencontrés qui ne se disent pas au revoir. Ce qui est véritablement tragique dans ce moment, c’est que le spectateur sait que ces gens ne se disent pas au revoir, mais adieu …



B)   Au stade de la mise en scène

La distinction que j’opère entre « mise en scène » et « réalisation » n’est pas académique, mais je la maintiens. Ces expressions sont constamment utilisées et, pourtant, je crois que personne ne sait exactement ce qu’elles recouvrent. Aussi, à mon sens, la mise en scène englobe les réminiscences du théâtre : le choix des acteurs, des costumes, des décors, la mise en espace et la direction d’acteur. La réalisation comprend l’ensemble des étapes spécifiques au cinéma : le découpage, le montage, l’étalonnage et le mixage. Je réserve le cas de la musique à part. S’agissant de la mise en scène, je me concentrerai sur le choix des costumes et des décors.

Les costumes revêtent une importance particulière dans les films d’époque. Il faut donner l’impression que le film a été tourné en décor naturel. La tenue de Rose est élégante, résolument moderne par sa coupe et ses couleurs vives, mais aussi avant-gardiste par la présence d’une petite cravate alors réservée aux hommes. Par contraste, la tenue de sa mère est beaucoup plus archaïque et austère. 
 

Pourquoi le metteur en scène et le chef-costumier décident-ils d’opter pour tel ensemble plutôt que tel autre lors du choix des tenues ? S’agissant des costumes, au cinéma, on n’habille pas des corps, on habille des personnalités et je pense que le raisonnement à tenir est celui des publicitaires. La publicité repose sur le mimétisme : on nous montre des gens que nous rêvons d’être qui consomment un certain produit et en consommant ce produit, on nous offre le sentiment d’être un peu comme eux. Aussi, je crois que pour dégager des pistes sur le choix du costume d’un personnage, les questions à se poser sont les suivantes : qui rêve-t-il d’être ? Et à quel groupe souhaite-t-il appartenir ? De cette façon, une distance entre son apparence et son for intérieur se dessinera presque mécaniquement, ses réactions seront alors inattendues et donc intéressantes.

Les choix opérés pour Rose mettent en valeur son bon goût, sa modernité et son caractère avant-gardiste. Cela sera réaffirmé plus tard, lorsqu’on constatera avec amusement que, sans en prendre toute la mesure, elle a découvert un jeune peintre alors inconnu et auquel peu de gens croient : « something Picasso ! ». Cette image qu’elle renvoie correspond certainement à ce qu’elle veut incarner. Elle aime bousculer son monde, être en rébellion. On la sent incomprise par son entourage. Il y a quelque chose de très adolescent chez Rose. Pour autant, au cours de ses premiers échanges avec Jack, elle n’en est pas moins très hautaine et condescendante à son égard. Elle apparaît, en quelque sorte, comme la plus progressiste des conservateurs au début du film, avant de devenir la plus conservatrice des progressistes.


La tenue austère de sa mère laisse, au contraire, entrevoir son conservatisme et son appartenance au siècle précédent. Lorsqu’un récit se déroule à une période charnière de l’Histoire comme c’est le cas ici, il est courant que des personnages distincts incarnent les différents mondes en train de se transformer. C’est le cas dans Roméo et Juliette, où on sent bien que Tybalt appartient encore au Moyen-âge, alors que Roméo, Mercutio ou Benvolio sont déjà des hommes de la Renaissance[12]. A ce propos, il est fréquent (pour ne pas dire systématique) d’évoquer Roméo et Juliette en parlant de Titanic. En y regardant de plus près, en dehors du fait qu’il s’agit, dans les deux cas, d’une histoire d’amour entre deux jeunes gens, ils n’ont guère plus de points communs. Là où j’admets volontiers qu’on puisse dire que Le Roi Lion[13] reprend la trame d’Hamlet : l’oncle tue le père et le fils le venge ; je ne partage pas l’opinion selon laquelle Titanic ne serait qu’une actualisation de Roméo et Juliette et ce pour une raison simple : ce qui fait obstacle à leur histoire d’amour est profondément différent. Dans la pièce de Shakespeare, il s’agit de deux familles rivales, toutes deux de la haute société, qui s’affrontent pratiquement par tradition. Dans Titanic, non seulement Jack n’a pas de famille mais il n’est pas du même monde que Rose.

Autre aspect mettant en valeur l’opposition entre l’univers de Rose et celui de Jack : l’utilisation de l’espace et des décors.  La cabine de Jack et de son ami est extrêmement étriquée. Ils sont quatre à dormir dans un espace confiné, sur des lits superposés. De son côté, le fiancé de Rose dispose d’une terrasse privée extrêmement confortable. Cette différence tient en premier lieu au choix du décor mais aussi à la manière de le filmer. En effet, la cabine de Jack étant très étroite, on sent que le cadreur se tient tout près des acteurs. A contrario, la terrasse du fiancé de Rose nous apparaît d’autant plus vaste que les personnages présents dans le plan sont placés l’un derrière l’autre pour mettre en valeur la profondeur du décor, qu’ils marchent vers la caméra depuis l’autre bout de la terrasse et que la caméra filme en courte focale, ce qui accentue les perspectives. On comprend que sur un bateau comme dans toutes les grandes villes : le luxe, c’est l’espace.



           




 









  
C)   Au stade de la Réalisation

Comme je l’ai précédemment dit, la réalisation comprend à mon sens l’ensemble des possibilités propres au cinéma : le découpage, le montage, l’étalonnage et le mixage. Je terminerai cet article par quelques remarques sur le découpage réalisé par James Cameron dans cette séquence.

« Que faire de ma caméra ?
Quel est son rôle dans l’offensive que je lance contre le monde visible ? »[14]

Le découpage consiste à trouver le meilleur axe, la meilleure distance et durée de plan, ainsi que la focale la plus appropriée, mêlés à un mouvement de la caméra (panoramique ou travelling) ou non, pour exprimer ce que l’on souhaite dire ou montrer. En sachant que, comme le disait André Bazin, le cadre est aussi un cache : il y a toujours du hors champ. Le cinéma est un art de l’ellipse autant que de la présence. La conscience de ce qu’on ne montre pas est au moins aussi importante.

La première apparition d’un personnage central n’est jamais laissée au hasard. Il est amusant de constater que la première chose que nous voyons de Rose, c’est sa main emmitouflée dans un magnifique gant blanc dont on sent qu’il rend bien la caresse ; et la première chose que nous voyons de Jack, dessinateur de talent, ce sont aussi ses mains. En commençant par de gros plans sur de tels détails des personnages, bien avant de voir leur visage, James Cameron ne nous montre pas les personnages, il nous les fait découvrir.

De même, dans le plan où Rose monte sur le Titanic, le cadre est très habilement composé. Rose y est cernée par sa mère et son fiancé, écrasée au centre de l’image. Cela fait ressortir l’idée qu’elle est comparable à une prisonnière que l’on escorte jusqu’à sa cellule ; une prison dorée en l’occurrence. Pour renforcer ce sentiment, le réalisateur insiste par un panoramique de haut en bas sur la main de Rose, bloquée par le bras et la main de son fiancé.











Enfin, sur le mouvement de la caméra, en étant attentif, on s’aperçoit que dans toutes les scènes avec Rose, les cadres sont parfaitement stables, voire rigides. Ces scènes sont tournées à l’aide d’un pied de caméra ou d’une steadycam pour stabiliser l’appareil de prise de vue.

A l’opposé, dès l’instant où Jack et son ami gagnent les billets, tous les plans sont filmés en caméra-épaule et ce, jusqu’à la fin de la séquence. James Cameron a volontairement fait en sorte que Jack soit extrêmement difficile à contenir dans un cadre, ce qui traduit parfaitement son état d’esprit. Un fois de plus, il fait ce choix pour mettre en valeur le caractère contraignant et contrôlé de la vie de Rose face à la liberté et l’instabilité de celle de Jack.


Propos conclusifs

Bien avant d’être artiste, les cinéastes sont des artisans. Toute construction, si rudimentaire soit-elle, vit sur des similitudes et des répétitions. Le cinéma, on l’a oublié depuis Méliés, est un art de bricoleur. J’espère avoir démontré que le succès de Titanic est loin d’être le fruit du hasard et qu’il repose sur une construction intellectuelle prodigieuse.

Pour autant, on ne va pas se raconter d’histoire, au-delà de toute cette réflexion, je crois indispensable de ne jamais perdre de vue que le cinéma est une expérience mystique, une indéfinissable alchimie, une fusion de sentiment, d’écho du vécu et d’envie d’autre vie. Le cinéma réalise des rêves et en génère de nouveaux.

Je termine par une savoureuse anecdote tirée des mémoires du producteur Alain Poiré : Un jour qu’il participait à une émission télévisée avec des comédiens, des réalisateurs et quelques confrères, tous parlaient posément de leurs problèmes et de leurs méthodes. Subitement, le journaliste Pierre Billard, qui ruminait depuis le début de l’émission, finit par exploser : « Ne croyez pas ce qu’ils racontent, ne soyez pas dupes de l’objectivité de leur ton ! Faire un film est une folie d’amour, cela les enflamme, ils deviennent cinglés ! Ils vivent une histoire passionnelle ! Et je ne comprends pas qu’ils puissent en parler avec tant de calme ! Si vous faisiez votre boulot comme vous en parlez, ce serait sinistre ! »[15].


Merci d’avoir lu.



BIBLIOGRAPHIE

Laurent Tirard, interview de Oliver Stone, Leçons de cinéma, Nouveau Monde Editions, 2004.

Cameron Crowe, Conversation avec Billy Wilder, Actes Sud, 2004.

Michel Ciment, Stanley Kubrick, Calmann-Lévy, 2004 (Edition définitive).

Dziga Vertov, Naissance du ciné-œil, 1924.

Alain Poiré, 200 films au soleil, Editions Ramsay, 1988.

Yves Lavandier, La dramaturgie, Le clown et l’enfant, 2004.


INDEX DES TITRES DE FILMS

Interstellar, Christopher Nolan, Warner Bros, 2014.

Fighter, David O. Russell, Paramount Pictures et T.W.C., 2010.

Un Prophète, Jacques Audiard, Why not Productions et Chic Film, 2009.

Le dernier Empereur, Bernardo Bertolucci, Columbia Pictures, 1987.

Barry Lyndon, Stanley Kubrick, Warner Bros., 1975.

La soif du mal, Orson Welles, Universal Studios, 1958.

Le Roi Lion, Roger Allers et Rob Minkoff, Walt Disney, 1994


INDEX DES TITRES DE PIECES

Romeo et Juliette, William Shakespeare, 1597.

Hamlet, William Shakespeare, entre 1599 et 1602 (date incertaine).


INDEX DES LIENS INTERNET

Kevin Prin, Avatar vu par Christophe Gans, FilmsActu.com, 2009, http://www.dailymotion.com/video/xbsbka_avatar-vu-par-christophe-gans_shortfilms



[1] Laurent Tirard, interview de Oliver Stone, Leçons de cinéma, Nouveau Monde Editions, 2004, p. 142.
[2] Jacques Audiard, Un Prophète, Why not Productions et Chic Film, 2009.
[3] Christopher Nolan, Interstellar, Warner Bros., 2014.
[4] David O. Russell, Fighter, Paramount Pictures et T.W.C., 2010.
[5] Le dernier Empereur, Bernardo Bertolucci, Columbia Pictures, 1987.
[6] Kevin Prin, Avatar vu par Christophe Gans, FilmsActu.com, 2009, http://www.dailymotion.com/video/xbsbka_avatar-vu-par-christophe-gans_shortfilms
[7] Cameron Crowe, Conversation avec Billy Wilder, Actes Sud, 2004.
[8] Michel Ciment, Stanley Kubrick, Editions Calmann-Lévy 2004, p. 170.
[9] Barry Lyndon, Stanley Kubrick,  Warner Bros., 1975.
[10] Yves Lavandier, La dramaturgie, Le clown et l’enfant, 2004.
[11] La soif du mal, Orson Welles, 1958, Universal Studios.
[12] Roméo et Juliette, William Shakespeare.
[13] Le Roi Lion, Roger Allers et Rob Minkoff, Walt Disney, 1994.
[14] Dziga Vertov, naissance du ciné-œil, 1924.
[15] Alain Poiré, 200 films au soleil, Editions Ramsay, 1988, p. 10.