" Le cinéma, en tant que moyen d'expression, ne peut être une fin en soi.
L'objet d'un film est de raconter une histoire, et comme toutes les formes narratives,
il peut raconter certaines histoires mieux que d'autres "
Stanley Kubrick.
« Mon Dieu, vous voyez,
ils trouvent tous que c’est trop long.
Moi je voudrais que ça dure encore un an,
je voudrais que ça dure encore deux ans,
je voudrais que ça dure encore vingt ans.
Je veux qu’on me raconte des histoires
toute la journée, toute la nuit, toute ma vie … »
Philippe Caubère
L’inutilité de l’art n’a d’égal que son extrême nécessité. Aussi, force est d’admettre que, de tout temps, nous avons eu besoin du faux pour comprendre le vrai. L’art a toujours été un moyen privilégié pour accéder à la beauté, à la magie et au mystère du monde.
L’art nous offre l’occasion de mieux voir, de mieux entendre, d’identifier quelques vérités essentielles et de les transmettre. Il ne reproduit pas le visible, il le rend visible. « Il nous montre ce qui se cache sous les yeux mêmes de celui qui regarde » disait Gaston Bachelard. En somme, il nous permet de ne pas rater notre vie au sens où nous serions bien capables sinon de passer à côté.
La fiction donne sa forme à la vie. La pièce de théâtre que Hamlet fait jouer devant l’oncle qu’il soupçonne d’être l’assassin de son père, pour le confondre, lui donne accès à la vérité. Sans l’art, nous n’aurions tout simplement pas prise sur le réel. Comme l’exprime François Niney dans son ouvrage : « depuis longtemps, sorciers et prêtres, dramaturges, et philosophes savent qu’on doit parfois mentir pour atteindre la vérité, qu’on ne peut la dire en face, qu’elle exige un détour, un jeu de doubles. » [3]
Et le cinéma n’est pas en reste de cette faculté d’agir comme un révélateur de vérité au sens chimique du terme. Jean Cocteau aurait dit un jour : « Un film est un mensonge qui dit la vérité ». Cette vérité révélée l’est tout autant par ce que nous voyons à l’écran que par la manière dont nous y réagissons. Nos émotions nous révèlent à nous même. Nous allons au cinéma pour chercher la vérité.
L’expérience que mena Etienne-Jules Marey avec son fusil chronophotographique en est une magnifique illustration. A la fin du XIXe siècle, une question agitait un certain nombre de chercheurs : lorsqu’un cheval est au galop, se retrouve-t-il, un moment donné, les quatre fers en l’air ? En quelques mots : un cheval peut-il voler ? Les mouvements de l’animal au galop étaient trop rapides et cette question demeurait totalement insoluble à l’œil nu.
A l’aide de la chronophotographie, Etienne-Jules Marey parvint à découper le mouvement du cheval au galop et découvrit avec stupéfaction et émerveillement qu’effectivement, ce-dernier se trouvait, à un moment donné, les quatre fers en l’air, lorsque les jambes postérieures et antérieures se rassemblaient sous l’animal. Ainsi, le cinéma nous permit, dès ses balbutiements, d’accéder à la vérité, et de constater la magie qu’elle recèle !
Parmi les innombrables formes et disciplines artistiques, les arts du récit occupent une place particulière et j’aime à penser que le cinéma fait partie de ce sous-ensemble. Cette conception fait beaucoup moins l’unanimité qu’il n’y paraît. Aussi, il y a derrière ce texte une idée à laquelle je crois préférable d’adhérer pour ne pas se sentir trahi. A tort ou à raison, je crois profondément que le cinéma est le plus beau médium qui existe pour raconter une histoire et que cette dernière est la chose la plus importante dans un film.
Christopher Vogler, qui étudia les écrits de Joseph Campbell sur les contes, les légendes et les récits mythologiques, et en tira un ouvrage devenu une référence, postule clairement qu’une histoire « est une machine à penser, qui nous permet de tester nos idées et nos sentiments et d’essayer d’en apprendre plus »[4]. C’est par les mythes, les histoires, les légendes, les contes, qu’on parvient à communiquer aux autres nos sentiments les plus profonds.
Parlant de son premier roman intitulé le Hobbit, J.R.R. Tolkien disait : « ces histoires viennent du fumier de notre esprit »[5] . Pour un amoureux des mots tel que lui, il faut entendre par « fumier » un engrais organique, ce qui permet de faire pousser, de faire grandir. Il y a des expériences qu’on ne peut vivre que par procuration, à travers les yeux d’un protagoniste dont les émotions vont nous être familières et auxquelles nous allons nous identifier.
Une histoire est censée être une métaphore de la vie, une expérience complète. Les histoires doivent nous marquer aussi profondément que si nous en avions personnellement vécu les rebondissements et les dénouements. Elles ont toujours été le meilleur moyen pour transmettre des pensées en ce qu’elles ne nous donnent jamais de leçons mais nous montrent des exemples. Une histoire, quand elle est réussie et bien racontée, devient une expérience.
Georges R. R. Martin, l’auteur de la saga littéraire Game of Thrones, va même plus loin en témoignant de son rapport particulier avec l’œuvre de J.R.R. Tolkien Le seigneur des Anneaux : « Je me souviens de l’année où j’ai lu « La Communauté de l’Anneaux », je me souviens des cavaliers noirs et des Hobbits se cachant sous les racines de l’arbre quand le cavalier noir les renifle. (…) Je me souviens de la première rencontre avec Grand Pas. (…) Je me souviens après, dans le livre suivant, de Sam et Frodon traversant la Moria. Je m’en souviens comme si ça m’était arrivé à moi. Je ne me rappelle pas les choses qui me sont vraiment arrivées cette année-là. Je ne me rappelle pas qui était assis derrière moi à l’école. Alors qu’est-ce que j’ai vraiment vécu ? Qu’est ce qui est réalité et qu’est ce qui ne l’est pas ? Il y en a une qui est devenue une partie de ma vie, une partie de ma mémoire, c’est devenu en partie ce qui a fait qui je suis et l’autre, la prétendue réalité, s’est dissoute avec le temps qui passe. Je crois que les livres les plus prenant ont cette capacité. Ils deviennent nos expériences par procuration et elles nous sont aussi réelles et importantes que les vraies. C’est pour cela que j’ai écrit dans un de mes livres : celui qui lit, vit un millier de vies avant de mourir. Celui qui ne lit pas n’en vit qu’une seule ! »[6].
Si tout le monde aime apprendre, personne n’apprécie recevoir de leçons. Aussi, les histoires ont toujours été des moyens distrayants et agréables pour véhiculer une pensée. Francis Veber explique que, dans les pommades, il y a toujours un excipient qui est simplement ce qui permet de faire pénétrer la pommade dans la peau. Les histoires ont la même fonction. Ils sont l’excipient qui permet de faire passer la pensée de l’auteur aux spectateurs[7].
Dans le film Genius[8], l’éditeur Maxwell Perkins est accompagné de son auteur Thomas Wolfe sur les toits d’un immeuble à New York. Maxwell se tourne vers l’écrivain et lui dit : « à l’époque des hommes des cavernes, nos ancêtres, le soir, s’asseyaient tous ensemble autour du feu. Les loups hurlaient dans le noir par-delà la lueur. Et l’un des hommes brisait le silence. Il racontait une histoire pour que nous ayons moins peur dans le noir ». Nous allons aussi au cinéma pour y trouver de l’aide, pour ne plus être seul, pour ne plus avoir peur, et pour faire l’expérience collective de ce qui nous relie.
Le cinéma, c’est la rencontre d’une œuvre avec quatre cents solitudes. On y vient prendre conseils afin de mieux vivre. C’est la fusion d’une salle de spectacle et d’une église, à cette différence près qu’au cinéma, la lumière vient de derrière. D’ailleurs, il est amusant de constater que les psychologues contemporains parlent de « projection » pour qualifier l’interprétation que notre intellect fait subir aux informations qu’on lui envoie.
Ainsi, au cinéma, ce n’est pas uniquement un film qu’on projette mais également notre for intérieur. Jean-François Tarnowski affirmait qu'un film est une caisse de résonnance, une éponge gorgée d’affects[9]. Regarder un film, c’est jouer au ping-pong avec l’écran. L’interaction est permanente. Jean Renoir disait que c’est le spectateur qui termine le film, par l’interprétation qu’il va en faire. Le spectateur construit l’histoire à mesure qu’on lui raconte, il anticipe, il espère, il invente le déroulement probable du récit dans lequel il se projette et ne veut surtout pas être réduit à un observateur passif. Il y croit car il est dans l’attente. Il veut faire partie de l’œuvre.
S’il fallait identifier ce qui distingue les arts du récit des autres, ce serait certainement leur extraordinaire capacité à fédérer. Dans son best-sellers Sapiens : une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari explique que les légendes, les mythes, les dieux et les religions sont tous apparus avec la Révolution cognitive. Une des principales raisons pour lesquelles l’Homo Sapiens se serait imposé sur la Terre face aux autres espèces est sa capacité, par le langage, à communiquer à l’aide de fictions.
Ces mythes auraient offert aux Homo Sapiens une capacité sans précédent à coopérer en masse et en souplesse[10]. Encore aujourd’hui, n’importe quelle collaboration nécessite un degré de confiance minimum. Aussi, avant la Révolution Cognitive, il existait des limites claires à la taille des groupes qui pouvaient se former et se maintenir car il fallait se connaître intimement pour que la confiance existe. Une fois franchi le seuil de cent cinquante individus, les choses ne pouvaient plus fonctionner. Il fallut donc trouver un moyen d’aller au-delà de ce plafond et la solution fut d’inventer des « fictions ».
S’ils adhéraient aux mêmes croyances, aux mêmes mythes, aux mêmes légendes, aux mêmes histoires, les Homo Sapiens avaient alors le sentiment de partager avec l’autre les mêmes valeurs et de se connaître suffisamment pour coopérer. Ainsi, un grand nombre de personnes qui ne se connaissaient pas ont pu œuvrer ensemble en se contentant d’un degré minimum de connaissance de l’autre atteint grâce aux fictions. Toute coopération humaine s’enracine dans ces mythes et légendes qui véhiculent des valeurs sur lesquelles les gens peuvent se retrouver.
Que d’histoires avons-nous inventé pour vivre ensemble ! Nous baignons tous, en permanence, dans des fictions : les religions, les nations, l’argent, le système judiciaire, les sciences ou encore le droit. Il existe d’ailleurs des liens évidents, une cohérence d’ensemble, entre ces différentes fictions au sein d’une même société.
Ainsi, Yuval Noah Harari explique que « la coopération humaine à grande échelle reposant sur des mythes, il est possible de changer les formes de coopération en changeant les mythes, en racontant des histoires différentes. Dans les circonstances appropriées, les mythes peuvent changer vite. En 1789, la population française changea de croyance presque du jour au lendemain, abandonnant la croyance au mythe du droit divin des rois pour le mythe de la souveraineté du peuple »[11]. D’où l’importance politique capitale des institutions chargeaient de soutenir et de favoriser l’émergence et l’expression de certaines histoires plutôt que d’autres.
Enfin, depuis ses origines, le cinéma est un art forain, d’essence populaire et familial. Un film est, avant toute chose, une illusion d’optique basée sur la persistance rétinienne. C’est un tour de magie. Il est d’ailleurs amusant de s’apercevoir que parmi les anagrammes de « magie » il y a « image ». Un film doit d’abord être un spectacle, un divertissement, une distraction. Il ne faut pas sous-estimer le plaisir que doivent ressentir les spectateurs en regardant un film. Il ne faut pas que le spectateur s’ennuie. Le plaisir a toujours été une pièce maitresse de la vie. Gardons à l’esprit que les spectateurs auront toujours un endroit plus intéressant que le cinéma où aller. En visitant le Musée Lumière à Lyon, dans le bien nommé quartier « Monplaisir », une citation de Louis Lumière figure sur le mur qui clôture la visite : « Le cinéma amuse le monde entier. Que pouvions-nous faire de mieux et qui nous donne plus de fierté ? ».
Le célèbre critique André Bazin, dans l’immédiate après-guerre, l’affirmait également par ces mots dans une émission radiophonique : « Le cinéma est par essence un art des masses et du peuple. Il ne peut donc pas être question d’un cinéma qui ne plairait pas aux masses pour cette bonne raison que s’il ne plaisait pas aux masses il n’y aurait plus de cinéma ! Il n’y a de film que s’il plaît aux masses. Il n’y a pas de producteur assez fou pour faire un film qui ne reçoive pas l’agrément des masses. »[12] En raison des moyens considérables qu’il exige, le cinéma sera populaire ou ne sera pas !
Qui a dit que le cinéma devait raconter des histoires ? Le public ! Et la liberté au cinéma vient du public. Dans Gladiator, Ridley Scott n’adresse-t-il pas un message aux cinéastes du monde entier, lorsqu’il assène : « Gagne la foule ! Et tu gagneras la liberté » ? Pour être libre au cinéma, il faut conquérir le public, et pour cela, il faut lui raconter des histoires !
[1] Baptiste Roux, Stanley Kubrick, au-delà de l’image, Transboreal, 2015, p.38.
[2] Philippe Caubère, Ariane ou l’Âge d’Or, 1986.
[3] François Niney, L’épreuve du réel à l’écran, De Boeck, 2002, p.58.
[4] Christopher Vogler, Le Guide du Scénariste, Dixit, 2009, p.11.
[5] François Busnel, J.R.R. Tolkien, le seigneur des écrivains, 2014.
[6] Ibidem.
[7] François-Régis Jeanne, Thibault Carterot, Nicolas De La Mothe, Francis Veber artisan du rire : La saga Pignon, Gaumont/Columbia TriStar Home Video, 2001.
[8] Michael Grandage, Genius, 2016.
[9] Jean-François Tarnowski, http://jftarno.free.fr/psy.html (dernière consultation le 15/06/2018).
[10] Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Éditions Albin Michel, 2016, p.35.
[11] Ibid., p.45.
[12] Michel Ciment, Hervé Joubert-Laurencin, Autour d’André Bazin, Projection Privée, France culture, émission radiophonique du 17/01/2015.
[13] Ridley Scott, Gladiator, 2000.